Il est temps de bâtir une démocratie numérique

julien breitfeld
4 min readJul 5, 2017

Le “directeur” de l’ARCEP, Sébastien Soriano, par ailleurs Président du BEREC, l’organe des régulateurs européens des communications électroniques, s’est fendu d’une tribune dans le Monde daté du 5 juillet 2017. Dans cette dernière, se félicitant de l’amende infligée par l’UE à Google, il appelle de ses vœux la fin des seigneurs de l’internet féodal (comprendre, les GAFAs) et un sursaut de l’Europe pour un bien commun d’infrastructures du Web. Pour lui, il s’agit de “s’attaquer à l’anomalie fondamentale : la domination de l’ère informationnelle par quelques géants”.

Je ne peux que souscrire à cet appel. Mais.

Si les GAFAs sont sous le feu des instances de régulation, c’est pour deux faits majeurs.

Le premier, qui a donné lieu à la condamnation de l’UE, est un simple abus de position dominante. Simple, parce que le phénomène n’est pas récent, et concerne ou a concerné toute entreprise qui a pu mettre en avant ses propres intérêts avant ceux de la concurrence (Microsoft le fut en son temps, via le navigateur Internet Explorer). En l’espèce, Google a été reconnu coupable de favoriser, via son moteur de recherche, ses propres services de vente de produits, dits “Google shopping”. Google a violé les lois antitrust, et il a été sanctionné pour cela.

Le deuxième, celui qui a motivé à la fois le règlement européen dit GDPR, l’alliance Gravity des éditeurs de presse français (mais pas que), celle des allemands ou des belges, c’est la fameuse “exploitation des données personnelles”.

La donnée personnelle, exploitée par les GAFAs, permet plusieurs choses : le ciblage de populations, voire des individus, afin de leur adresser de la publicité, puisque le modèle qui s’est imposé pour la fourniture de services dans le monde d’internet est celui des medias privés; un tiers, la marque, paie on behalf au gatekeeper pour délivrer son message à la cible. La donnée personnelle permet ensuite au fournisseur de service d’affiner lui-même son produit, en fonction du profil sans cesse enrichi de son utilisateur. Ainsi, une recherche Google sera différente selon les précédentes recherches, le mur facebook ou le fil twitter seront adaptés en fonction des intérêts, manifestes ou pas, du titulaire du compte. Enfin, la donnée personnelle permet “d’éduquer” le nouveau graal de la société de l’information, les “intelligences artificielles”, qui ont besoin de monceaux de données afin d’établir des patterns qui serviront à déchiffrer l’écriture manuscrite, différencier des images, reconnaître la parole ou les constructions grammaticales. Ou jouer au Go.

Néanmoins, les seigneurs féodaux se sont imposés au fil du temps, non comme de simples médias, mais comme des fournisseurs de services qui répondaient à des besoins non pourvus par les acteurs en place. Et ils l’ont fait parce qu’ils bénéficiaient de deux “unfair advantages” : une localisation territoriale première aux Etats-Unis, où la liberté de parole est régie par le 1er amendement; et un terrain de jeu mondial (du moins limité à l’occident), lequel, s’inscrivant dans le phénomène de globalisation, a permis une communication sans coutures de n’importe quel citoyen de n’importe quel Etat vers un autre, dans ce qui s’apparente à une popCulture planétaire.

Néanmoins, les seigneurs féodaux se sont imposés au fil du temps parce qu’ils ont défini, porté et animé la promesse première de l’internet, un espace public mondialisé. Bien commun, infrastructure, la définition reste ouverte. Mais ce faisant, les GAFAs ont ouvert la boite de Pandore de la définition de l’Etat-Nation, et ont communautarisé des populations via des services, des appétences, des libertés.

Aujourd’hui, c’est Google ou Microsoft qui s’érigent en champions des libertés civiles aux USA, contre l’Etat fédéral (Microsoft allant jusqu’à demander une Convention de Genève numérique). C’est Google ou facebook qui combattent, de fait, les régimes de rentes des ayant-droits qui profitent aux éditeurs de contenus (au détriment des auteurs). C’est Amazon qui force la grande distribution à se réinventer, Uber qui disrupte les taxis, AirBnB l’hôtellerie, Tesla l’industrie automobile.

Aujourd’hui, ce sont les GAFAs (et les NATU, et demain les BATX) qui challengent la loi, parce que la loi est écrite territorialement, pour des acteurs vivant de rentes ou de prébendes; parce que la loi est écrite par des représentations nationales qui se méfient de leurs représentés; parce que la loi ne sert plus l’intérêt général, mais une somme d’intérêts particuliers.

Alors bien sûr, la privatisation de la loi (via les CGU) est dangereuse pour les individus; l’opacité des algorithmes fait craindre leur détournement, comme dans l’affaire de Google Shopping; la mainmise des GAFAs sur les infrastructures n’augure rien de bon pour la liberté des citoyens, pour leur capacité à se déterminer en conscience, pour leur faculté de choix éclairés.

Mais tant que l’Etat considérera ses populations comme des sujets, manipulables, incapables ou dangereux, il n’est pas question de combattre une féodalité par une autre. Et l’appel du Président Soriano restera un vœux pieu, puisque dans l’économie libérale qui s’est mise en place, l’alliance des libertariens et des libertaires penchera toujours vers des structures non étatiques, et leurs services mondiaux seront toujours préférés à l’étroitesse d’esprit de nos territoires et décideurs locaux.

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