Les habits neufs de la Chine

julien breitfeld
8 min readDec 15, 2019
Chen Danqing, Tears Flooding the Autumnal Fields, 1976

Il y a 2 ans, l’entreprise pour laquelle je travaillais, fabernovel, se portait acquéreur de Velvet, une entreprise shanghaienne fondée par un Français.

À cette occasion, quelques consultants parisiens eurent la chance de partir découvrir Shanghai, d’y rencontrer des entrepreneurs, universitaires, représentants de grands groupes ou de startups. Mais, plus que ces entretiens, nous partîmes découvrir une civilisation, une planète sur la planète. 1.4 milliards d’humains quasi coupés du monde extérieur, dans une économie des 30 glorieuses à l’époque du mobile.

Lorsqu’on est français, biberonné à la 4e puissance du monde, à l’histoire romanesque de sa construction, à ses inventeurs, penseurs, découvreurs, on se regorge d’être le berceau de la civilisation, et on persévère dans notre idée d’être des phares de la pensée. Marie Curie, Picasso, la Révolution française, le TGV, Versailles, l’Encyclopédie, Pasteur, le CNR, Voltaire, la Constitution, les Lumières…

Le problème, c’est que cette époque est révolue. Depuis la décolonisation, l’Empire, bien entamé par deux guerres mondiales, s’est défait, et si l’Europe est la porte vers le futur, les pays en voie de développement sont devenus BRICS, puis puissances mondiales. La finance structure le monde, et les investissements se font en fonction des phases de développement des États, des entreprises et des marchés.

Profitant d’une interruption dans ma vie professionnelle, je suis donc reparti un mois en Chine (plus 15 jours en Corée, actuellement, et 15 jours au Japon ensuite), en backpacker, afin de me faire une idée de cette puissance qui refait surface après un long déclassement. Enfin, backpacker est un grand mot, surtout lorsque le pays visité est l’usine du monde et que la période de Noël approche ; entre les commandes et le plaisir, j’ai acheté une valise que j’ai remplie sur place…

© howmuch.net

Les consultants, souvent, commencent leur mission par un rapport d’étonnement : en immersion pendant quelque temps dans l’entreprise qui les accueille, ils confrontent leur propre culture avec celle de leur hôte.

1er étonnement : je n’ai plus eu accès à aucune information provenant de l’extérieur ; car déjà la Chine, c’est zone GAFA free, et zone information free. Pour des raisons économiques comme de politique intérieure, que je n’ai pas à juger, le chinois « de base » n’a pas accès à l’information de l’Occident, qu’elle soit colportée par des gatekeepers (nos « médias ») ou par le « pékin moyen » via les réseaux sociaux. Conséquence, un calme assez appréciable VS le tumulte du monde, qui me poussera à relativiser « l’information », sa valeur et son intention. Oh, il est bien possible d’avoir accès à l’extérieur de la grande muraille par l’intermédiaire d’un VPN, mais on oublie communément de dire qu’un serveur VPN doit pouvoir être atteint par le device (mobile ou PC) depuis un territoire donné. À moins d’avoir une liaison satellite, le premier point d’accès est local, et vu que le filtrage se passe communément chez l’intermédiaire technique, opérateur mobile ou câblo, le VPN en Chine est simplement toléré, pour les entreprises principalement, ou les hôtels de grandes chaines internationales. Pour les touristes, c’est à géométrie variable. Et lors d’événements de politique intérieure comme la crise de Hong-Kong, le couperet tombe, et les IP des serveurs de NordVPN ou d’autres se retrouvent dans la blackList.

Durant mon mois chinois, pas de facebook, twitter ou instagram ni aucun service de Google (partant, aucun accès à mes emails). Messenger est filtré, tout comme Whatsapp, au gré des jours, des relais et des opérateurs (j’ai testé les SIM de China Telecom et China Unicom) : on reçoit les notifications, on n’accède pas aux messages. Ou le texte passe, mais jamais les images. Dans un pays dont la langue est constituée d’idéogrammes, ça se tient.

Pas non plus d’accès au Monde, aux Echos, à Libération ou à FranceTV. Ni au Wapo, au NYT ou au Guardian. Mais dans la whiteList, l’Equipe, meta-media ou encore Nextinpact. Et même l’accès direct à mon Synology, à Paris, à ma médiathèque, et où je pouvais backuper mes photos.

Les seuls échos qui me parviennent de « la maison » le sont via LinkedIn ; Microsoft est d’ailleurs bien présent en Chine, où il assure l’OS des PCs; également disponibles, sa suite Office (dont les MAJ fonctionnent, ainsi que l’hébergement Cloud), github ou bing.com. Et donc LinkedIn, dont je soupçonne à la fois le caractère business et le fait qu’il y a 2 ans, l’utilisant sur mon Xiaomi acheté à Shanghai, j’avais dû valider mon identité avec mon n° de mobile.

Les sites web étrangers passent sous les fourches caudines de l’administration

2e étonnement : un pays totalement fermé sur lui-même - à tel point que les Tourist Center que j’ai visités dans les gares ne sont destinés qu’aux chinois - mais hyper connecté. Et alors que toute la signalétique des villes et des transports est rédigée en deux langues, voire trois (sinogrammes, chinois romanisé et anglais), de même que les messages vocaux des bus, métros et trains sont en chinois et anglais, personne ne parle ni ne comprend l’anglais ; ce qui était valable pour le gardien d’immeuble comme pour le concierge de l’hôtel 5*, équipé de matériel de traduction automatique.

Test de connexion PC sur réseau mobile 4G LTE

3e étonnement : un pays “agile”, en construction, en test&learn permanent, un pays aux dimensions incroyables qui se développe à marche forcée, dans la schizophrénie de ses demandes intérieures et extérieures, mais en essayant d’avoir une vision à plusieurs décennies dans le concert des Nations qui cherchent du PIB à défaut de sens. Mais un pays autocratique, à l’organisation quasi militaire, dont les valeurs socialistes sont difficilement appréciables par un occidental, et dont le développement fulgurant expose une opulence indécente face à un flot de laissés pour compte.

Une gare de chemin de fer chinoise type

C’est donc « lost in translation » que je suis parti découvrir une civilisation, mais aussi la mettre en parallèle avec la nôtre.

J’ai visité la Chine pendant un mois, Shanghai, Hangzhou (le QG d’Alibaba), Guangzhou (connue sous le nom de Canton), Ningbo, le 1er port du monde en tonnage, Shenzhen, Beijing (Pékin), fait une halte à Yantai et à Qingdao (sans le faire exprès), passant par d’autres capitales de province comme Changsha (capitale de la province du Hunan, 7 millions d’habitants), Wuhan (capitale de la province de Hubei, 10 millions d’habitants), Zhengzhou (capitale de la province du Henan, 10 millions d’habitants), Shijiazhuang (capitale de la province du Heibei, 10 millions d’habitants).

Comme j’ai pu le dire précédemment, je n’ai pas à proprement parler visité ces villes, étant donné leur taille (on peut parler pour une trentaine d’entre elles de mégalopoles, villes Tier 1 ou 2), et je me suis limité aux villes de la Chine « riche », celles du Sud et de l’Est qui drainent les investissements et la migration intérieure, dans des proportions inimaginables ; une ville comme Shenzhen, la capitale de l’électronique, est passée de 875.000 habitants en 1990 à 12 millions trente ans plus tard !

J’ai essayé toutes sortes de mobilités, privilégiant les transports « propres » (métro, bus, taxis, train) pour me déplacer dans des conurbations gigantesques et en perpétuelles évolutions : je n’ai jamais vu autant de grues de ma vie. J’ai visité des lieux précis et me suis perdu un nombre incalculable de fois. J’ai utilisé les services chinois à ma disposition, dont l’incontournable Wechat, Dear Translate et Trip, mais aussi bing.com, maps.me et airbnb (et sa traduction) sans lesquels mon périple eut été difficile, pour ne pas dire impossible. Et j’ai marché. En 27 jours, j’ai marché 310.000 pas (selon Werun, le service intégré de Wechat), et j’ai passé 2 jours plein en train et en taxi. Quant au métro et au bus…

Train de nuit reliant Ningbo à Guangzhou en 23h40 (VS 3h15 en avion)

J’ai logé chez l’habitant, en AirBnb, dans plusieurs catégories d’hôtels ; j’ai habité 23h dans un train et j’ai raté mon bateau. J’ai visité des dizaines de malls, sillonné des kilomètres de souterrains. J’ai mangé des trucs bizarres, que l’on m’a souvent aidé à préparer, bu beaucoup d’eau chaude, parlé énormément avec les mains, ai été pris en photo un bon nombre de fois, et ai souvent été le 1er étranger vu IRL par des enfants (notamment à Ningbo). J’ai toujours du mal avec les baguettes, mais je traite ce problème actuellement en Corée, que je finirai bien par résoudre comme j’ai soigné mon agoraphobie dans le métro chinois, et mon vertige en habitant au 24e étage d’une tour de Guangzhou, dans un appartement avec un balcon.

Je ramène pas loin de 5.000 photos, une bonne centaine de vidéos, notamment de mes trajets en train, mais aussi un autre point de vue que celui que j’avais en arrivant, non pas sur la Chine, mais sur mon propre pays et sur le monde, sur des thèmes que je vais essayer de poster tous les dimanches.

Cela parlera donc :

  • D’infrastructures, de stocks et de flux,
  • De mobilité et d’urbanisme,
  • De la vie sans les GAFA (enfin, certains) et de la vie avec d’autres,
  • D’entertainment, de culture, et de propriété intellectuelle,
  • De piège du revenu intermédiaire, de marché protégé et d’industrialisation par substitution,
  • De tourisme,
  • De linkedIn et des réseaux sociaux,
  • De Wechat et d’OS d'État,
  • De mobile, de 5G et de jeux vidéos,
  • De la nourriture et de l’appétit,
  • D’écologie et de pollution,
  • De richesse et de pauvreté,
  • De marques, de consommation, de pub et de marketing,
  • De communication, de propagande et de contrôle social,
  • De développement, de nationalisme et de conquête du monde.

Et sans doute un peu de politique, parce que la Chine est une République socialiste unitaire et multinationale, et que ça surprend un peu.

Dans quel ordre, je ne sais pas encore. Rendez-vous dimanche prochain.

PS : un grand merci à ceux qui m’ont aidé à préparer mon expédition en Asie, Jérôme P., Sébastien S., Estelle M., Georges M., Sean H., et la ligue du POB pour le soutien extérieur.

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