Mutatis mutandis

julien breitfeld
8 min readJul 30, 2017

De la vérité

Le 1er avril, c’est le seul jour de l’année où on vérifie une info avant de la croire

Anonyme, Internet, circa 2017

On nous cache tout chantait Jacques Dutronc en 1967. Et Tout le monde ment renchérissait Massilia Sound Sytem en 2000. En 2016, le festival Futur en Seine avait anglé sa communication sur des paroles futures, mises au présent. L’une d’elles : « avant, on pouvait mentir sur ses données ». Avant, on pouvait encore plus, vu du présent. Et encore avant, et avant. Bien sûr, mais pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas de données.

Avant, maintenant donc, on pouvait mentir sur ses données, sur la donnée, sur l’information. Les récentes élections politiques de par le monde ont exposé le phénomène des fake news, vérité déformée, travestie, lorsqu’elles confrontent la mémoire, et son exposition. Le débat qui s’ensuit participe d’un mouvement global qui exige la vérité, au point que le mot “post-vérité” (post truth) a été élu “mot de l’année” par The Oxford Dictionnary.

Tout le monde ment. Tout le monde affabule, enjolive. Tout le monde s’invente en permanence, ou s’expose de façon détournée : on ne raconte que ses traits les plus flatteurs sur facebook, on laisse éclater des rancoeurs cachées sur twitter, on est tellement cool sur Instagram, on est « youtubeuse lifestyle internationale », on est un avatar dans un jeu video. La tyrannie du like appelle la mise en scène de soi. Mais pas que.

Vie privée et publique n’ont plus de frontière ; la vie personnelle et la vie professionnelle non plus ; on ne sait plus qui parle, et pourquoi il le fait ; on ne sait plus si les termes sont sincères ou s’ils procèdent d’une manipulation. Et tout le monde soupçonne tout le monde, dans la société de défiance qui est en cours.

Pourtant, et ironiquement, la fake news, le mensonge, apparaissent au moment où la demande de vérité n’a jamais été aussi forte. Corrélation ou causalité, les débats sont ouverts.

En France, l’histoire peut être datée avec les souvenirs de Sarkozy et la chute du mur de Berlin, en 2009. Le blog des décodeurs du Monde, est né un an auparavant, prenant part à un large mouvement de fact-checking apparu aux USA suite aux attentats du 11 septembre 2001. Thomas Legrand, éditorialiste de France Inter, indique

« C’est une question d’abord bêtement technique : nous sommes passés de la bande magnétique et vidéo au numérique et nous pouvons garder, chacun d’entre nous, journaliste ou non, et classer tout ce qui se dit. Internet fait le reste: tout est à la disposition de tout le monde en un clic ».

Internet fait le reste. Internet est la mémoire et son accès. Internet est le rêve de tout journaliste : une donnée appelle une donnée, qui en appelle une autre; le lien, la metadata, c’est la source, celle qui crédibilise; elle permet le croisement d’informations : le fact-checking.

Pourtant, tout le monde ment. Colin Powell à l’Assemblée Générale des Nations Unies au sujet des ADM ? DSK ? Nafissatou Diallo ? Les normes d’émission des véhicules diesel ? Les yeux dans les yeux ? Du coup, qui croire, quoi croire ? C’est la sans doute le problème : croire. Pas savoir ni penser, croire : « tenir pour véritable, avoir la foi en quelque chose, avoir confiance en quelqu’un ». Telles sont les significations de croire. Croire permet la crédibilité des sources, la véracité de l’information et partant, la vie en société. C’est une question de confiance.

Confiance et croyance ont quelque chose d’irrationnel, alors que nos vies le sont de moins en moins. Tout est archivé, tout est tracké, contrôlé. Les passeports se font biométriques, les carrières sont sur linkedIn, les amitiés archivées sur facebook, qui conserve les dates de début et celles de fin. Tous les logs sont analysés, parfois en temps réel, par la puissance publique, par les concepteurs d’assistants personnels, par les agences marketing. Dans le monde des réseaux, personne ne sait que vous êtes un chien, mais tout le monde le sait pour la postérité. Et Andy Warhol avait tout faux.

Aussi, deux mouvements en viennent à coexister : la demande d’oubli (via la constitution de son Droit), et le désir de blockChain. Pouvoir reconstituer un caractère privé, et attester de l’information. Et parce qu’on a délégué à de nouveaux législateurs, les codeurs, la création du commun comme son archivage, on en vient à exiger le contrôle des algorithmes.

La question derrière la partie technique est la suivante: qui doit être responsable de l’exposition de quoi, et quel est le sens — forcément — caché derrière cette exposition. Le mathématicien Henri Poincaré arguait que

“le hasard n’est que la mesure de notre ignorance. Les phénomènes fortuits sont par définition ceux dont nous ignorons les lois”.

Si la vie IRL est une somme de coïncidences, il n’existe pas de hasard URL. Le code informatique est soit vrai, soit faux. La production d’un nombre aléatoire par un ordinateur est le résultat d’une fonction. La machine n’a pas d’état d’âme, ne juge pas en conscience. Il n’y a pas de Ghost in the Shell. La machine calcule.

Nous apprenons donc en ce moment à bâtir La Vérité, infalsifiable et infalsifiée. Les systèmes intègrent de l’information, dont l’input doit être vrai. Ils le stockent ensuite, et cette mémoire du Monde ne doit pas être altérée. La tyrannie de la transparence affronte le totalitarisme décrit par Hannah Arendt, basé sur l’idéologie et la propagande qui construisent une réalité fictive. Même si on écrira “alternative” de nos jours…

Les opinions ont toujours été nombreuses, mais leur communication globale et synchrone est toute récente. Il a fallu attendre 1982 pour avoir une 4ème chaîne de télévision en France, ainsi que plus que 7 fréquences radios. Ajouter les médias « officiels », et les cours d’Histoire nationale, voire patrimoniale (« nos ancêtres les gaulois »), et il y avait un consensus. La Vérité était contrainte par le nombre de sources, les exigences stratégiques (le roman national, la paix sociale), la gestion de communautés, les biais d’interprétation, le cynisme. Une vérité top2bottom était professée par les gatekeepers; sa transgression ne pouvait être l’oeuvre que d’esprits faibles, ou exaltés.

Déjà, en 1948, Sartre écrivait dans les Mains Sales : “la pureté est une idée de fakir et de moine”. La pureté des idées était “l’apanage des intellectuels et anarchistes bourgeois”. Les Mains Sales, c’était le combat entre les gens qui savaient l’incurie du Monde, et avaient les mains plongées dans la merde et le sang, versus les idéologues — forcément Bisounours — qui n’en voyaient pas la noirceur. L’information détenue par les uns, source de pouvoir, mais également de peurs et de renoncement, se devait d’être obfusquée, manipulée, travestie pour les autres, qui n’auraient pas été en position de la recevoir.

A l’heure d’internet, l’information est partout et touche des populations qui n’ont pas les codes pour la traiter: du porno exposé aux adolescents, des cultures qui s’affrontent, religieuses ou laïques, notamment via la diffusion mondiale du free speech américain.

Ces positions sont amplifiées par le roman entrepreneurial, qui exalte ces créateurs d’entreprise qui ont eu raison contre le reste du monde. Steve Job, Elon Musk, Jeff Bezos ont imposé ce qu’ils croyaient contre le scepticisme de leur concitoyens, et l’avenir leur a donné raison.

On nous cache tout donc, et on nous manipule. Des débats actuels sur la vaccination à Google qui empêcherait l’accès aux sites progressistes et de gauche, chaque assertion est une remise en question permanente; il s’agit pour chacun d’ « avoir raison » contre les autres, c’est-à-dire décider de la Vérité. Ces débats ne sont pas nouveaux, et existent dans toutes les sphères. Le mathématicien Christopher Fuchs, un des spécialistes du bayenianisme quantique, rapportait l’état du monde académique en ces termes :

“allez à une réunion quelconque et vous vous croirez dans une ville sainte. Vous y trouverez toutes les religions avec tous leurs prêtres en pleine guerre sainte […]. Tous affirment avoir vu la lumière ultime. Chacun vient vous dire que si vous acceptez leur solution pour sauveur, vous verrez vous aussi la lumière”.

Chacun veut vivre dans “son” monde et veut plier l’Autre à “son” monde. Un phénomène démultiplié par les réseaux sociaux et les algorithmes, et qui trouvera son acmé dans la réalité virtuelle.

Mais il existe un paradoxe. Les totalitaires veulent supprimer une vérité (Ignorance is Strength chez Trump qui supprime toutes les références au réchauffement climatique dans les sites de l’administration US) ou la questionner fortement (c’est maintenant au tour de Poutine de le dénier); les Bisounours veulent carrément interdire le doute. La fake news, l’expression d’une vérité subjective, ne doit plus avoir droit de cité.

C’est ainsi que facebook, décrié pour l’élection de Donald Trump, se voit contraint de signaler automatiquement (après une analyse, humaine, logicielle, nous n’en savons rien) des informations qui heurteraient des sensibilités. Comme si l’humain était dorénavant dépourvu de sens critique, et de son fameux libre arbitre. Le paradoxe, c’est que ceux-là mêmes qui s’insurgent contre le solutionnisme technologique demandent aux mêmes techno d’arbitrer la conscience humaine.

Zuckerberg s’était défendu de la polémique des fake news en déclarant “Identifying the truth is complicated”. Qui croire, quoi croire? En fait, ne plus croire.

Nous sommes à l’époque du début du train, du téléphone, de l’automobile, de l’aéronautique, de la télévision, à la fois. Nous sommes au début du journalisme, du roman, de l’écriture. Nous sommes Galilée, avant l’invention de la philosophie mécaniste de Descartes.

S’il doit y avoir une nouveauté, c’est la volonté de construire la vérité, et pas de lui en opposer systématiquement une autre, au motif qu’elle est “officielle” et put être dogmatique, comme ont pu être les églises puis les idéologies du XXème. L’ironie qui pullule sur le net, avec son porte étendard 4chan doit perdurer; et ce qui est caché doit l’être pour de bonnes raisons. Et lorsque certains s’insurgent de la tyrannie de la transparence, il faut remettre les choses dans leur contexte : ce qui est public doit être transparent. Ce qui est privé doit le rester, même s’il est méprisable. Rappelons que les fantasmes, bien avant l’invention de la technologie, étaient punis par un autre Ordre moral dont nous nous extirpons à peine.

Néanmoins, un autre Ordre, social celui-là, émerge au niveau mondial et façonne les savoirs humains, comme il les égalise. Personne ne remet en cause la Déclaration universelle des droits de l’Homme; le droit de la Guerre fait foi et la notion de “crimes contre l’Humanité”, même s’ils ne sont pas toujours poursuivis, fait consensus parmi les Nations. Et le réchauffement climatique, s’il est toujours sujet au doute, rassemble les populations du monde entier.

L’émergence des consensus est en marche, même si l’on ne retient que les épi-phénomènes des fake news, et les couacs issus des bienveillants qui les accompagnent. Le jeu est ouvert, et comme dans tout le système qui sous-tend l’Ordre social (la société humaine), c’est la coopération qui gagne à la fin.

En attendant, on peut toujours faire selon Lao Tseu, mais ce n’est pas recommandé.

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